Réalité et incertitudes selon Tyrone

"Et voici maintenant le clou du spectacle !" annonça Tyrone, déjà suant depuis le début de la représentation. Il passa agilement sa main dans son pantalon, et de l'entrecuisse ouverte en passant une chaussette brune comme son pantalon. Alors qu'il répétait une scène maintes fois rodées, qui faisait hurler de rire les spectateurs décadents de son Ombre, les clients de cette taverne, pourtant de basse origine, ne jetaient que des regards furtifs à sa prestation. "Allez, pensa-t-il, encore vingt minutes et je pourrais descendre !".

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Avachi sur la table, la bouteille à la main et le regard perdu dans le vide, Tyrone ne se sentait décidément pas chez lui, dans cette Ombre pourtant si proche d'Ambre, si cosmopolite que pouvait être la cité-bloc de Deiga. Certains clients avaient quitté la pièce quand il était venu dans la salle avec les autres convives, d'autres le regardaient encore de biais, trouvant ses manières bien peu en adéquation avec l'image qu'ils se faisaient d'une bonne soirée. Qu'importe, le tenancier était un ami, un des rares amis que Tyrone avaient encore dans le cercle d'Or.

Ambre... Tous rêvaient d'y aller, et lui ne songait qu'à s'en éloigner, à se draper dans les Ombres loin de tous les problèmes. Il n'en connaissait pas énormément, de problèmes d'Ambre, mais le fantôme de la Mort lui suffisait.

"Quel imbécile irait se faire tuer là bas avec autant de magnifiques pouvoirs à sa disposition et la vie éternelle alors qu'on peut vivre comme un roi partout ailleurs ?" déclama Tyrone en se redressant dans un sursaut.

Un coup d'oeil dans la salle lui confirma qu'il avait vécu un peu trop dans ses pensées : si ce n'était pas encore le cas, cette fois il avait l'assurance de passer pour un aliéné. Pauvres larves ennuyeuses, affairées à accumuler le sou pour périr le matelas bien rempli...

"Je te vois encore ruminer de sombres pensées, Tyrius", chantonna le tenancier en surgissant du noir. "Je vais finir par croire que les faveurs que je te passe ne font pas que nuire à ma recette, elles nuisent aussi à ton moral.
- Elger, tu es avec moi le plus merveilleux des amis, ton verre proche, ton oreille ouverte, et tes tappes amicales pour me réveiller quand vient le jour. Comment mon moral pourrait-il être mieux en pareille compagnie ?
- Allons, je vois bien à ta tenue que tu maudis mentalement tous ceux qui n'ont pas aimé ton spectacle ce soir.
- Que ce soit clair, mon ami, il ne s'agit pas d'orgueil, je me suis fait huer plus de fois que ces gens là n'ont baisé de pucelle et moins de fois que j'ai eu de triomphes sur les planches. Il s'agit plutôt de cette ville, à vrai dire je n'arrive pas à la comprendre, et cela m'attriste.
- Tu dis cela car tu n'as point à gagner ton pain pour payer le vin dans ton verre, peut être...
- Et le spectacle que je leur ai livré, ne valait il pas au moins la bouteille que tu m'offres ? Non, je ne comprends pas comment, trainant dans des bas quartiers et venu dans une enseigne sans renommée, on puisse être aussi coincé et refractaire à toute évolution de l'ordre moral.
- C'est la présence d'Ambre, mon ami, la Licorne les surveille, et les princes ne sont pas loin. et si tu veux mon avis, tu as trop traîné dans les armées pour avoir des blagues fréquentables", gloussa Elger.
Tyrone se servit un nouveau verre, et le but presque d'un trait. L'air amer vient malgré lui.
"Le comique troupier n'est pas la seule corde à mon arc, j'ai dansé avec les plus grands, et mon adresse au cirque provoque l'admiration chez petits et grands. Les femmes, si je te parlais des femmes qui ont été mes partenaires ! - sur scène, entendons-nous, elles étaient plus douées et plus gracieuses que toutes celles qu'il chériront un jour dans leurs bras. Et même certains hommes d'ailleurs..." se laissa-t-il à dire.
Elger fit signe de baisser d'un ton, son amitié n'allait pas jusqu'à faire fermer son commerce pour une étourderie de Tyrius. "Tu as encore trop bu", réprimanda-t-il tout haut pour faire bonne figure, même s'il savait que son garnement d'artiste était bien loin d'être grisé.
" Pffff, ce que tu peux dire comme âneries, reprit Tyrone, mais tu as raison, je ne suis pas dans un lieu où l'on peut dire ce genre de choses. J'ai de l'étiquette, quand je veux. Et... si je le veux, ajouta-t-il d'un air malicieux.

"Je le sais, Tyrius, d'ailleurs quand me feras tu entrer dans le bureau du gouverneur, tu sais que les taxes ont été plutôt lourdes ces derniers temps, et j'ai besoin de quelques compensations pour tes derniers shows."
Tyrone souria de toutes ses dents.
"Elger, mon ami, même si je croyais que le tonneau rempli de livres que j'avais déposé dans ta cave à mon arrivée te suffirait, tu sais bien que je ne te quitte jamais sans te donner deux fois plus que je ne t'ai amené, et comme je compte quitter bientôt ce lieu qui semble me conspuer, pas toi, cela va de soi, tu seras bientôt plus riche qu'avant ma venue.
- C'est que... tu dis cela comme si je comptais la-dessus pour faire mes affaires, tu sais bien que c'est en ami que je te reçois.
- cela va de soi, tenancier, allez ressers moi donc une bouteille que je cogite sur un cadeau qui pourrait te faire plaisir..." Tyrone gloussa, autant par pensée pour la bouteille qu'il allait boire que par plaisir d'offrir des choses invraisemblables. Effectivement, il comptait bientôt repartir vers son Ombre, et s'arrêter en chemin sur deux ou trois destinations amusantes, tantôt dangereuses, tantôt surprenantes, mais tant qu'il était en Ombre, la chance lui souriait.