Préquelle

CHAPITRE 1 - Réconciliation


Décidément, tous les palais se ressemblent.
Un grand trône, d'abord. Celui-ci est à dominante de noire, là où le marbre blanc triomphe de l'autre côté de la réalité, mais qu'importe, la fonction est la même.
Autour de ce trône, une grande salle froide. Généralement remplie de monde, bien sûr, et rarement des personnes qu'on a particulièrement envie de voir.

Du coup - et une fois de plus, on se rend compte que tous les princes de l'univers ont les mêmes réflexions et soucis quant à l'architecture - la pièce la plus appréciée, la plus confortable, celle que l'on entretient avec le plus de soin, demeure toujours le bureau de travail.
La royauté est sûrement la seule fonction où l'on est heureux, presque enthousiaste, de partir au boulot, car, hélas, la fonction ne cesse pas à la fin de la journée de labeur, bien au contraire même !

Merlin s'ennuyait. En l'espace d'à peine deux mois, alors qu'il n'est encore que Prince protecteur du Trône de Thelbane, il a accumulé plus de temps de lassitude que pendant toute sa période de vie précédente.
Plusieurs fois, il s'est posé la question du renoncement pur et simple, avant un couronnement qu'il voyait comme un franchissement d'une ligne sans retour. A chaque fois, il repensait alors à son père, qui avait jadis fait de même.
Etrangement, sa volonté chancelait alors. Oui, bien sûr, il pouvait claquer la porte à tout moment. Regarde Corwin, il l'a fait, lui. Mieux, il l'a dit en face à son père, le genre d'individu à qui l'on tient difficilement tête, si tant est qu'il ressemblait un peu au spectre de la Marelle jadis entrevu.

Alors une autre volonté s'immisçait.
Oui, tu as raison, regarde Corwin. Il avait soudé tous ses frères et sœurs, obtenu la bénédiction de son père. Le mariage qui lui était promis aurait pu peut-être pacifier les relations entre Ambre et les Cours pour très longtemps. Les deux Marelles auraient pu coexister sans conflit.
On ne fuit pas ses responsabilités ainsi.

Etait-ce le fait de ne pas avoir de nouvelle depuis sa libération ? Alors qu'il avait tout fait pour le retrouver, voilà que Merlin se surprenait à une réflexion qui, il en était sûr, se serait sûrement terminé par "il méritait le sort que lui réservait Dara".

Le fait est que cette pensée insidieuse, qu'il ne parvenait pas à raisonner, le faisait invariablement fléchir. Encore un mois chaosien, et il serait reconnu roi, à moins qu'un héritier ayant davantage de légitimité ne se présente.
Le souhaitait-il ? De toute façon, cela n'arriverait pas, car on y avait veillé.

Un contact.

Le futur roi regarda le vide, et se mit à pouffer.
"Comme c'est amusant, justement je pensais à vous, mon frère par alliance.

Mandor avait son superbe costume noir habituel. Son épaisse chevelure blanche encadrait un visage que jamais Merlin n'avait vu si austère chez son parent. Ils ne s'étaient plus revu depuis leur combat dans les Passes de Sawall.

- Sire... dit avec ostentation Mandor, je...
- Je te le dis en souvenir des bons moments passés : le joli cadeau que tu m'as offert alors que nous étions en Ambre est prêt à l'emploi. Tente quelque chose, et tu pourras expérimenter quelque recette de ton cru sur ta cervelle, certains habitants de l'Ombre Terre s'en accommodent, m'a-t-on dit...

Mandor retrouva un peu de son ancien sourire.
- Ce ne sera pas nécessaire, je l'espère. A vrai dire, je n'aurais rien contre l'idée de te retrouver pour un repas, mais...
- ... mais j'ai un peu passé l'âge de ta cuisine.
- Très vrai, je l'ai bien ressenti comme tel, et il en est sûrement de même pour les bons plats que te préparaient ta mère.
- En effet, ils avaient tendance à être... ma foi un peu épicés.
- C'est vrai, rit de bon cœur Mandor, les Cours en ont eu bien des aigreurs...
- Dans ce cas, passons le repas et venons-en directement au digestif. Que veux-tu me faire avaler, cette fois-ci ?

Mandor retrouva son sourire d'antan. Merlin n'était décidément pas rancunier, le défaut, fatal à tout grand politicien, qui aurait ruiné sa tentative de rapprochement.

- En fait, c'était juste pour te parler des cuisines de ta mère.
- Tiens donc. Tu veux la dénoncer aux services d'hygiène, maintenant que tu n'y travailles plus ?
- C'est un peu cela. Mais je pense aussi avoir trouvé les moyens nécessaires pour lui faire fermer boutique.

Merlin demeura quelques secondes en suspension sur sa chaise, sur laquelle il s'amusait à basculer tout en parlant.

- Et je ne doute pas que tu m'offres cela en guise de joyeux avènement...
- Tout de même pas ! rit avec éclat Mandor, cela mérite au moins qu'on se passe un coup de fil et qu'on déjeune !"

CHAPITRE 2 - Légitime



« Mandor de Sawall ! »

La voix n’était guère puissante, mais la bouche aux plusieurs rangées de crocs qui l’émettait n’avait pas à impressionner par son volume sonore.
La créature flasque et blanche qui s’avançait en rampant sur les planches d’ébène fit enfler ses excroissances tactiles, qui battirent l’air rapidement.

Mandor tenait seul audience ce matin. Bien que les préparatifs du sacre aient été ajournés, le (futur) roi du Chaos avait son propre planning, et, surtout, il fallait impérativement rebattre les cartes.
Merlin pouvait très bien s’occuper du jeu déjà joué : qu’il aille donc montrer son attachement aux Maisons déjà ralliées.
Les choses sérieuses se jouaient ailleurs, avec d’autres personnes.


« On ne m’avait donc pas menti. La chute de Dame Dara, le ralliement des Maisons de Torghel et Dellaram à la Couronne, l’élimination des maîtres des guildes d’assassins. Et dire qu’un instant j’ai pu croire que notre prétendu roi était finalement autre chose qu’un jeune écervelé…

La grimace du bec crochu de Mandor ressemblait vaguement à un sourire.

- Vous nous faîtes trop d’honneurs, tout ceci est très surfait. C’est une joie en tout cas de voir votre Maison répondre à notre invitation. J’espère que nous pourrons compter sur votre présence pour d’autres affaires qui nous préoccupent…

La face de son interlocuteur, constellée de pores, sembla suppurer.

- Une question intéressante, à laquelle j’avais prévu ma réponse pour tout autre que vous. Maintenant, j’hésite.
- Un progrès significatif, j’en suis sûr.
- C’est que j’ai envie de quitter les lieux en vie, grogna l’émissaire.

Mandor agita trois de ses membres en un signe rassurant.
- Le temps des règlements de compte est passé. L’heure est venue aux réconciliations et au ralliement autour de la Couronne. C’est sur ce sujet, et pour cela seul, que vous avez été contacté.

- La Couronne ? lança la gueule grande ouverte. Il est amusant d’en parler, alors que notre Maison a vu tous ses prétendants à celle-ci fauchés, les uns après les autres. J’ai vu mes deux frères aînés et trois de mes neveux assassinés, le dernier ayant commis l’infinie erreur de se trouver juste devant votre maître dans la liste de succession…

- Les temps étaient durs…

- Et risqués, oui. Eh bien, notre Maison a pris le risque de ne pas se rallier à votre Couronne, pour la simple et bonne raison qu’elle considère que vos droits ne valent que par l’élimination de ceux des autres. Notez que je ne parle même pas du fait que votre Merlin ne tient sa position que de par son adoption par votre père, et par votre propre retrait – très habile choix de votre part, soit dit en passant.

- Merci, merci, dit Mandor en se courbant tout en donnant une forme recherchée à ses huit membres. Je dois dire que, moi aussi, j’avais prévu ma réponse à cet argumentaire.

- Avec de belles promesses.

- Plus que cela, bien plus que cela. Vous me parlez de ce que votre Maison a perdu, ou n’a pas gagné, en se voyant refuser la Couronne.
J’ai des offres à vous faire, oui. Ralliez-vous à mes vues, et votre Maison en sortira plus grandie que si elle avait été couronnée, cible de tous. Ecoutez-moi seulement, et les préoccupations qui agissent les vôtres depuis des générations s’achèveront en même temps que les nôtres, dans un bain de sang salutaire.
Refusez, et je ferai la même offre à une autre Maison. J’ai plusieurs choix, mais un nom déjà me vient en tête. L’un de vous fléchira. L’autre sera anéanti.

La limace géante sembla se contracter sur elle-même.

- Plus que des promesses, oui, des menaces. Et je n'ignore pas que vous en êtes capable. Laissez-moi donc écouter votre offre si bienvenue.
- Rien que ces mots me réjouissent ! »


Mandor alors parla, longuement, avec l’assurance de qui sait déjà que sa proposition est acceptée. Plus qu’une offre, un plan de bataille.


Trois semaines plus tard, les Maisons d’Hendrake, de Jesby, de Minobee, d’Harcham, de Dellaram et de Torghel se ralliaient à la Maison de Sawall pour prêter le serment de fidélité au Roi Merlin, reconnu avec la pleine légitimité de ses droits.